26 juin 2023

Rap et santé mentale

par

« J’pète les plombs, putain j’pète les plombs. Putain j’pète les plombs, mais oui j’pète les plombs. J’ai tout perdu : ma femme, mon gosse, mon job. J’ai plus rien à perdre alors suce mon zob ! » En 2000, Disiz rappait déjà l’impact de l’industrie de la musique sur sa santé mentale. Pourtant certain·e·s diront que la santé mentale est particulièrement taboue chez les rappeur·ses. Je ne suis pas certaine qu’elle le soit beaucoup plus que dans la société française. Et surtout, je pense que leur for intérieur s’exprime avec leurs propres codes auxquels il faut nous intéresser.  Même si personne n’est sans savoir les problèmes de santé mentale que connaît Kanye West, ce n’est pas le seul. En réalité quand on gratte un peu, on comprend que finalement la santé mentale est un sujet qui se lit en filigrane des punchlines. Aujourd’hui, la coupe est (presque) pleine. Dernièrement plusieurs prises de parole en France lèvent le voile sur le sujet comme l’excellent documentaire par le média spécialisé Booska-P ou encore Damso lors de sa dernière tournée.

 

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 LE RAP A FLEUR DE PEAU 

 

Lorsque Booba dans Ma Couleur dit « J’suis p’être fou mais je donnerais pas mon biff au psychiatre« , la santé mentale est défiée. Bien sûr ce rejet est en grande partie nourri par le culte de la performance et du virilisme. Des registres qui ont le vent en poupe dans « les prod » et qui ne laissent aucune place à la vulnérabilité et encore moins à l’appel à l’aide. Pourtant, on aurait tout à y gagner, et surtout les hommes. Mais ce n’est pas moi qui le dis c’est Trevor Noah
La défiance en vers la santé mentale dans le rap n’est pas qu’un simple rejet. Je pense aussi qu’il y a un problème de prix et d’approche du soin qui ne permettent pas de la démocratiser correctement.  Diam’s, qui depuis a pris la parole sur le sujet, l’évoquait déjà :
« Artiste malgré moi parce que les psys ont failli à leur titre » dans Mélancolique Anonyme, avec Soprano.

Finalement est-ce réellement la santé mentale qui est taboue dans le rap ou est-ce l’accessibilité de la thérapie qui pêche ?
Car même si le terme santé mentale n’est pas toujours utilisé de manière frontale. Le rap parle depuis toujours de la marge, d’exclusion sociale, d’éducation, d’addictions et donc en filigrane, d’identité, de reconnaissance, de rapport aux autres, d’estime de soi, d’émotions mal gérées.


Le rap parle donc en grande partie de santé mentale mais avec ses codes et ses référentiels. La façon dont nous exprimons nos troubles et notre monde intérieur est aussi liée à notre culture. On peut le voir à la manière dont le sujet est traité chez nous en comparaison à la culture anglo-saxonne.

75,3% des professionnel·les de la musique intérogé·es estiment ne pas être correctement informé·es sur les risques psychiques liés à leur activité. 

Étude menée en 2022 par le collectif CURA, le Centre National de la Musique et Audiens.

 

 

 LA SOUFFRANCE, PLUS CASH 

 

Depuis quelques années, les rappeur·ses en parlent que ce soit de manière violente et parfois problématique comme Despo Rutti ou de manière plus sensible et préventive comme Kid Cudi
Dernièrement, on peut voir une esthétisation de la souffrance comme dans l’émo-rap qui connaît de plus en plus de succès. Je vous parlais par exemple dans notre précédente newsletter de la façon dont Laylo sublime ses troubles intérieurs de Laylow dans ses clips.

Dans un autre registre, la trap est une figure de style importante du rap en ce moment. Au-delà d’un virilisme exacerbé et d’une violence trash, elle exprime aussi des émotions et des détresses sociales sans filtre.  La trap est un véritable miroir grossissant d’une réalité socio-économique plus que compliquée qui exprime le sale état de la santé mentale des rappeur·se·s.
La trap a trouvé naissance à Atlanta aux États-Unis au cœur de ses quartiers les plus pauvres. D’après Jesse Mac Carthy, professeur à Harvard, qui explique dans Rap, drogue, argent et survie aux éditions Audimat, « la trap est une musique sociale« . Ce n’est rien d’autre que le son des années Trump, de sa violence, de sa cruauté, de son incertitude. C’est ce que raconte Future notamment dans 56 Nights. « Le Percocet* les motive. Un drank et ça repart chez les n*gros. Du Lortabs pour la conversation. Ça parle beaucoup musique et puis ça se discute. Dans le panier à salade direction Rice street ça m’a flingué, la souffrance du ghetto m’a flingué« .

*NDLR : Le percocet est un antalgique stupéfiant très puissant dérivé de la thébaïne. Il appartient à la famille des opioïdes.

La trap relève d’un réalisme sale. C’est une vision du monde sociale et affective sans pour autant être politique. Elle donne à voir tout le rapport des artistes aux drogues. Car du deal au rap, parfois, il n’y a qu’un pas et surtout. Les figures de proue de la trap ont tous ou presque ont été dealers comme Future ou Gucci Mane. La drogue y est clairement évoquée et mise en scène, notamment la lean. C’est un mélange de soda et de codéine. Elle permet une saturation sensorielle qui met à distance le corps et les émotions. Schoolboy Q nous explique pourquoi : « on est des rappeurs on n’a pas le temps de dormir les gens ne comprennent pas« . La consommation de lean relève d’un réflexe de survie pour maintenir le rythme et assurer les revenus de l’industrie musicale où le hip-hop et le rap sont devenus des fers de lance, ou des vaches à lait.

La trap n’est autre qu’une obsession pour la dépression, pour la santé mentale, doublée d’un désir de dissociation trouble et profond : c’est l’une des sensibilités fondamentales que partage tout une génération

Jesse Mac Carthy, Rap, drogue, argent et survie.

 

 

 REPENSER L’INDUSTRIE DE LA MUSIQUE 

 

En effet le rap est la musique qui génère le plus de stream et qui se vend le mieux. Très souvent autoproduits à leurs débuts, les artistes doivent assumer un rythme de production dense. Il n’y a qu’à voir en France, le nombre de titres que sort chaque année Jul le numéro 1. Pour tenir la cadence, il n’y a donc pas le choix. Il faut travailler beaucoup. Il faut écrire beaucoup. Il faut être en studio beaucoup. Il faut se mettre en scène beaucoup. Il faut s’oublier… beaucoup. Tout ceci s’inscrit dans un écrin encore très toxique, celui de l’industrie de la musique. Les conditions de travail et de vie y sont loin d’être une sinécure pour la santé mentale des artistes.

D’après l’étude menée en 2022 par le collectif CURA, le Centre National de la Musique et Audiens sur un panel de professionnel·le·s de la musique, 40 % des déclarant·e·s indiquent se sentir déprimé·e·s au moins une fois par mois. L’anxiété concernerait quant à elle majoritairement les moins de 24 ans, les femmes et les plus faibles revenus. Et les chiffres sont d’autant plus criants de vérité sur le manque d’accessibilité en santé mentale tant d’un point de vue de l’information que du soin.

  • En matière de prévention et d’accès au soin, 75,3 % des professionnel·le·s de la musique interrogé·e·s estiment ne pas être correctement informé·e·s sur les risques liés à leurs activités.
  • 70 % déclarent ne pas avoir un bon accès aux soins.

Quand on travaille dans le milieu de la musique et du rap, on est un·e véritable entrepreneur·se en accumulant les casquettes : artiste, créateur·ice de contenus, community manager, performeur·se, gestionnaire. Si vous rajoutez à ceci un statut d’indépendant·e dans un secteur qui se veut être un « métier passion », c’est la garantie de vivre de beaux roller-coaster émotionnels catalysés par la précarisation de l’emploi.
Déjà l’année dernière, je vous parlais des risques psychosociaux et psychiques qui sont propres au secteur de la musique que ce soit les violences sexistes et sexuelles, le sentiment de solitude, la consommation de drogues et d’alcool pour tenir ou encore la gestion de son estime de soi lorsque les réseaux sociaux vous en demandent toujours plus sans pour autant vous rendre la pareille.

C’est pourquoi depuis plusieurs années, des initiatives et des prises de parole d’artistes voient le jour partout dans le monde comme Bad Bitches Have Bad Days Too par Megan Thee Stallion, Isha en Belgique ou Disiz en France avec  la création de son label Sublime qui donne la part belle à la santé mentale.

 

J’ai l’air heureux quand je monte sur scène, c’est grâce aux antidépresseurs.

Isha, Au Grand Jamais.

Leur objectif n’est pas seulement d’ouvrir la parole sur la santé mentale mais également de normaliser son importance pour tou·te·s et de favoriser son accessibilité. Car si la santé mentale est taboue dans le rap, c’est aussi en grande partie car tout le monde n’y a pas droit.

 

 

 LES 3 POINTS CLÉS 

 

On s’est entretenu avec Julien Jaubert, journaliste rap et co-fondateur du collectif CURA qui œuvre pour la santé mentale des artistes.

« Selon toi, Julien quelles sont les 3 actions à mettre en place pour changer la donne de la santé mentale dans le rap ? « 

 

 

 

#1 S’engager : 
Il faut que les artistes et les labels s’engagent concrètement pour améliorer les pratiques et les conditions de travail. On ne peut plus accepter la façon dont est organisé l’industrie de la musique au dépit de la santé mentale des gens qui la font. S’ils le font ça ira plus vite et nous pourrons avoir des solutions systémiques et adaptées.

#2 Changer les usages : 
Les conditions d’enregistrement en studio doivent changer. Il serait intéressant que nous prenions du recul sur la façon dont on consomme pendant ces moments de création. Je ne suis pas certain que fumer autant et se faire livrer de la malbouffe à 4h du mat jouent en faveur de notre bien-être mental. 

#3 Donner des moyens : 
Le vrai enjeu de la santé mentale dans le monde de la musique c’est son accessibilité (financière et pratique). Il faudrait que des acteurs comme le Centre National de la Musique et la SACEM mettent en place des fonds financiers dédiés à la santé mentale des artistes. Ça serait super si iels pouvaient activer 200€ lorsqu’iels en ressentent le besoin psychologique.

Sandrine Belici, naturopathe, coach bien-être et co-fondatrice du collectif CURA, organise une formation aux Premiers secours en santé mentale (PSSM) en lien avec l’industrie musicale, les 17 et 18 juin. Le programme PSSM permet de former des secouristes capables de repérer les troubles en santé mentale et d’adopter un comportement adapté. Si vous êtes intéressé·e par cette formation, vous pouvez contacter le collectif ici.

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