POUSSER LES MURS
Cette newsletter n’est pas une liste exhaustive des oeuvres, ni un parcours chronologique de l’exposition mais plutôt ce que j’ai pu en retirer pour construire ma pensée sur le sujet de la psychothérapie institutionnelle. En cela, la série de vidéos du “filmeur” François Pain est importante pour comprendre l’ouverture qu’elle propose. On y voit le psychiatre Jean Oury qui défend avec verve le fait de laisser les portes ouvertes plutôt que de les fermer, même si ça arrangerait bien le personnel soignant pour gérer les patient·es. Pour lui, tout le propos est inverse. Le soin se fait dans la rencontre et dans l’écoute. C’est un principe qui est devenu clef aujourd’hui pour les professionnel·les de santé. On appelle cela l’écoute active. J’en parlais avec Nightline, ici.
Ce que j’ai particulièrement aimé dans Toucher l’insensé, c’est le fait que le Palais de Tokyo casse les codes de son élitisme pour mettre en avant des artistes et des lieux qui ne sont habituellement pas validés par le monde de l’art contemporain. Il y a une diversité des structures : les classes Ulysse ou encore le travail d’Agathe Boulanger, l’un·e des ancien·nes étudiant·es de François Piron, qui est devenu·e infirmièr·e dans un centre d’accueil pour adolescent·es. On peut y découvrir des images fortes, parlant d’elles-mêmes.
Agathe Boulanger, La logique des vagues.
Vue de l’exposition : « Toucher l’insensé » Palais de Tokyo, 16.02-30.06.2024. Crédit photo : Aurélien Mole. |
En psychothérapie institutionnelle, le soin en santé mentale infuse la société de toute part et toujours avec beaucoup d’humour voire d’auto-dérision. J’ai beaucoup souri en regardant les photos et les vidéos issues du centre familial de jeunes qui a officié de 1950 à 1993. C’est un foyer pour jeunes délinquant·es de Vitry-Sur-Seine créé par un juge dans les années 50. Il est organisé autour de la libre expression et de l’humour. Il y a beaucoup d’auto-dérision dans ce “zoo à délinquants”. Ce n’est pas moi qui le décris ainsi hein, c’est de cette manière dont les jeunes du centre nommaient eux-mêmes le lieu. Tout le travail de soin a été documenté pendant plus de 40 ans. Il y a plus 300 films, de nombreux poèmes et représentations de théâtre appelées socio-drame où iels se mettent en scène. Mon coup de coeur photo, clairement, ce fut “l’enterrement de la médiocrité”. La légende des jeunes du foyer “On enterre notre médiocrité quand est-ce que vous enterrez la vôtre ?” C’est vrai ça, tient ?
Toucher l’insensé parle d’une approche collective du soin. On ne parle pas de thérapie. On parle de socialisation. Contrairement à l’art brut qui a tendance à montrer le talent d’un·e artiste seul·e avec son trouble psychique, ici il est davantage question des points de rencontre parmi par le collectif.
Archive du CFDJ. Enterrement de la médiocrité. Performance dans les rues. 1972
Vue de l’exposition : « Toucher l’insensé » Palais de Tokyo, 16.02-30.06.2024. Crédit photo : Christelle Tissot.
MÉTAPHORE D’UN LANGAGE INTÉRIEUR
Dans le choix des artistes, François Piron a eu une double réflexion. “La plasticité du projet m’a amené à inviter des artistes à plusieurs titres, que ce soit pour leur travail collectif qu’ils ont mené et aussi pour leur travail personnel”.
À ce titre, l’artiste espagnole Dora Garcia est présente pour son travail réalisé dans le cadre de son projet Mad Marginal. C’est une recherche au long cours sur les relations entre émancipation, poésie et psychiatrie. Elle réalise des diagrammes. Elle prend des notes dans les marges des livres du psychanalyste Jacques Lacan ou de l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick. Elle essaie de modéliser, de faire des graphiques, de jouer aussi, de faire des glissements de langage avec des mots qui ouvrent sur d’autres mots, des lapsus etc…. C’est tout une métaphore de son langage intérieur et de sa compréhension sur le moment de la santé mentale.
Tout comme le travail collectif que l’artiste a réalisé dans un centre d’art installé à l’intérieur d’un hôpital psychiatrique : le 3BISF à Aix en Provence. C’est un film très simple sur des conversations où les soignant·es les patient·es, le personnel du Centre d’Art, les visiteur·ices racontent leurs rêves. “Il n’y a rien qui peut nous rapprocher davantage” me livre François Piron.
Dora Garcia. Série Mad Marginal.
Vue de l’exposition : « Toucher l’insensé ». Palais de Tokyo, 16.02-30.06.2024.. Crédit photo : Aurélien Mole
Patrick Pion met également en lumière cette métaphore du langage intérieur. Il le fait au sein de l’hôpital psychiatrique de Bourges où il a été intervenant-artiste pendant 25 ans. .
Il a notamment créé des objets du quotidien en papier froissé. Ils sont immenses, vraiment immenses…. Ils paraissent inquiétants en fonction de leur position dans l’exposition. Il y a par exemple un presse-citron qui devient un objet très violent car il se trouve juste à côté de nuages. Il y a une contamination. “Ce sont des objets qui questionnent le degré de réalité et la perception de langage » m’explique François Piron. « Souvent, Patrick Pion disait que ce qui le motivait à modéliser telle ou telle chose, ce n’était pas tellement l’objet en tant que tel mais plutôt son expression imagée par la langue française pour en décrire une émotion« . C’est un rapport très lacanien au langage. Un peu comme Dora Garcia.
Patrick Pion, Objets Blancs.
Vue de l’exposition : « Toucher l’insensé » Palais de Tokyo, 16.02-30.06.2024. Crédit photo : Aurélien Mole
PAROLES CHAUDES PAR CARLA ADRA
Mon coup de coeur a été pour la jeune artiste Carla Adra. Elle a travaillé avec les jeunes adultes souffrant de difficultés relationnelles de l’institut médico-éducatif Henri Wallon à Sarcelles. En 2022, elle imagine avec ce petit groupe des outils pour leur permettre de libérer leur parole et d’inverser le regard qu’on peut porter sur eux. Elle leur fabrique des capes protectrices sur lesquelles sont gravées à chaud des mots-clefs qui les représentent. Ces capes protègent. Elles leur donnent un super pouvoir. Elles soudent le groupe.
Dans une deuxième étape, elle a récupéré un bureau dans la cité administrative de Noisy-le-Sec. Le bureau est occupé par les adolescent·es. Ils y reçoivent des employé·es de cette administration volontaire. Les rôles sont inversés, ce sont ces dernier·es qui viennent les voir. Les étudiant·es suivent un petit protocole pour engager la conversation. Chacun·e est équipé d’une GoPro pour filmer les entretiens. Ce principe du retournement des rôles occupe une fonction importante dans leur estime d’elleux-mêmes. Il leur redonne confiance, de l’inventivité et du pouvoir. Et c’est loin d’être anodin, notamment pour ces ados qui n’ont pas vraiment eu le choix de leur quotidien et de leur destin.
COMMENT REDONNER VIE À DES PAROLES ÉTOUFFÉES ?
Ce qui m’a particulièrement bouleversée dans Toucher l’Insensé, c’est la vision politique de la psychothérapie institutionnelle. Au fil de ma déambulation, je commence à comprendre que ce n’est pas uniquement l’hôpital psychiatrique qu’il s’agit de soigner mais c’est toute la société. J’ai donc décidé d’étayer mon propos avec le point de vue du penseur décolonial et psychiatre Frantz Fanon. Il en donne une perspective criante à l’hôpital de Blida en Algérie.
Pour recontextualiser, Frantz Fanon a succédé à Antoine Porot, fondateur de l’École psychiatrique d’Alger, qui avait développé la théorie raciste du primitivisme. Elle restera l’un des points culminants de la psychiatrie coloniale. Antoine Porot est notamment l’auteur de cette déclaration édifiante sur sa vision de la santé mentale et de la domination : « Hâbleur, menteur, voleur et fainéant, le Nord-Africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles.
Finalement, définir la folie est décider de qui est libre ou non. C’est une privation de liberté. Frantz Fanon avait pu constater en vivant avec les patient·es de Blida que la colonisation agissait comme un trauma sur elleux en figeant leur personnalité. Elle avait créé les conditions de soumission en voulant faire croire que le fonctionnement biologique de leur psyché les amenaient de fait à une position inférieure. Il leur a redonné une voix grâce à la psychothérapie institutionnelle et notamment à l’art qui occupait une place importante au sein de la vie quotidienne de l’hôpital psychiatrique de Blida.
Dans son ouvrage Les Damnés de la Terre, il pense les liens entre racisme et santé mentale. Il explique comment les rouages de la psychiatrie avaient été utilisés en faveur des mouvements racistes. Il est le un creuset de l’indépendance de l’Algérie.
Au sein de l’exposition Toucher l’insensé, cette approche politique émancipatrice est mise en avant avec le travail du chercheur marocain Abdeslman Ziou Ziou. Il analyse et sublime, avec l’artiste marocain Sofiane Byari, le travail de son père. Ce dernier était chef de clinique de l’hôpital de Berrechid au Maroc dans les années 1980. Inspiré par l’oeuvre de Frantz Fanon à Blida, il a observé les effets de la colonisation et du pouvoir autoritaire sur la psyché. De nombreux·ses artistes français·es sont venus pousser les murs de l’hôpital pour faire de leur art un outil de soin au service du rétablissement des patient·es. Malheureusement l’expérience n’a duré que quelques mois. Le pouvoir autoritaire en place n’était pas franchement d’accord. Le Palais de Tokyo a ainsi voulu redonner vie à des voix qui ont été étouffées en montant les bandes des films qui n’avaient jamais été montrés car le gouvernement marocain n’était pas d’accord.
Les personnages de Sofiane Byari aux têtes surdimensionnées portant des diapositives « apportent une expérience sensorielle, affective et politique, dans un souci d’en faire un lieu de création et d’élargissement de l’imaginaire.”
Abdeslam, Ziou Ziou & Sofiane Byari.
Vue de l’exposition : « Toucher l’insensé ». Palais de Tokyo, 16.02-30.06.2024. Crédit photo : Aurélien Mole
Mettre au coeur d’un centre d’art la question de la santé mentale permet de prendre soin des personnes et pas seulement des artistes. Cela permet de lutter contre les violences invisibles.
Guillaume Désanges, directeur du Palais de Tokyo.
Cette approche politique de la psychiatrie me paraît incontournable. J’ai l’intime conviction qu’aujourd’hui il est plus que jamais nécessaire de montrer l’invisible à l’instar du sujet de la santé mentale qui a été profondément invisibilisé et dépolitisé. L’art en est un formidable vecteur.
Au-delà de Toucher l’Insensé, le Palais de Tokyo a plus largement décidé de faire de la santé mentale son enjeu principal. Il envisage les sciences sociales par son prisme, que ce soit pour les pensées décoloniales, carcérales, féministes, identitaires, technologiques et numériques. Vous pensez bien que ce choix me ravit, moi qui défends une vision citoyenne de la santé mentale. Car “l’intérêt de l’institution pour la santé mentale est bénéfique pour tout le monde. Mettre au cœur d’un centre d’art la question de la santé mentale permet de prendre soin des personnes et pas seulement des artistes. Cela permet de lutter contre les violences invisibles”. Guillaume Désanges, directeur du Palais de Tokyo.
La psychothérapie institutionnelle c’est :
L’abolition de tous les codes et symboles médicaux.
L’implication des patient·es dans la vie de l’hôpital.
La part belle donnée à l’art et à la culture.