5 décembre 2024

Alcool, intime et politique : interview de Claire Touzard

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Aujourd’hui j’avais envie de vous faire (re)découvrir l’interview de Claire TouzardElle est extraite de notre podcast enregistré ensemble en février dernier. On y parle d’intime, de politique et d’alcool. C’est un sujet intemporel et dont la dernière partie vous verrez fait  écho au procès Mazan. Vous pourrez aussi retrouver à la fin de cette newsletter mes coups de cœur culturels sur la santé mentale. Oui vous l’aurez compris, j’ai envie que vous lisiez cette newsletter jusqu’au bout. 😉 Allez bonne lecture et n’hésitez pas à m’écrire en retour pour me dire ce que vous en pensez ou encore s’il y a des sujets que vous aimeriez qu’on aborde sur la santé mentale. 

Bonjour Claire. Est-ce que tu peux te présenter pour les personnes qui ne te connaissent pas ?

Merci de me recevoir, je suis ravie. Je m’appelle Claire Touzard,  j’écris des livres qui explorent l’intime et le politique. Je suis journaliste, reporter, autrice et également scénariste. J’ai notamment écrit Sans alcool (2020) et Féminin (2022).

 

L’un des livres que tu as écrits, Sans Alcool, a été l’un des premiers livres en France à parler d’abstinence mais également de santé mentale. Est-ce que la santé mentale est un sujet dont tu as toujours été familière ?

Non, et c’est justement pour cela que je m’y suis intéressée et que je m’y intéresse à nouveau dans mon prochain ouvrage. Il n’y avait pas d’accès aux professionnel·les de santé mentale dans ma famille. J’ai d’abord grandi en banlieue parisienne, puis dans un village de pêcheur·ses en Bretagne. Les gens n’allaient pas voir de psys. Iels s’auto-médicamentaient en buvant. L’alcool était « le psy » local. C’est pour cela que pendant des années, j’ai été mal soignée. Mes problèmes se sont accumulés. Peu à peu j’ai pris conscience de l’importance de la santé mentale.

Quelle est la part de l’alcool dans la construction de ton identité ? 

Il y a toujours eu une vraie culture de la fête dans ma famille. Et une culture sociale aussi, car en Bretagne, à partir de 14/15 ans, tu bois. J’ai construit ma féminité à travers l’alcool aussi. Quelque part, l’alcool a tissé beaucoup de choses de mon identité. Dans mon livre Sans alcool, j’explique à quel point cette substance est au cœur de ma vie mais de nos vies de manière générale. On l’utilise pour avoir l’air plus fort, pour être moins timide, pour faire comme nos parents… Il y a un véritable lien affectif qui se tisse avec l’alcool. Ce qui est intéressant c’est de comprendre pourquoi.

 

Dans ton livre Sans alcool, tu parles d’une énergie puissante qui est en toi. Elle peut être positive comme destructrice. J’ai l’impression qu’à une époque de ta vie, l’alcool a été un moyen pour toi de la canaliser. Est-ce que le fait d’écrire au moment où tu as arrêté de boire a été une catharsis pour gérer cette énergie ?

Tu as tout à fait raison sur cette notion d’énergie. Fatma Bouvet, qui est une super psy et addictologue, qui s’occupe surtout des femmes, m’avait confié : « Beaucoup de femmes actives, cadres, engagées, boivent. C’est comme si on leur avait dit que leur énergie était un trop-plein qu’il fallait canaliser.” Sans Alcool m’a aidé à comprendre beaucoup de choses, mais ce n’est pas un traitement non plus. J’y ai trouvé des clés, mais pas la guérison. Je ne pense pas que la littérature guérisse. Elle peut aider à comprendre des choses mais il ne faut pas en attendre une cure. En revanche, je suis en train de travailler sur un podcast qui explique les liens entre  addictions, intérêts politiques et économiques. Ceci m’aide beaucoup car cela permet également de comprendre que nous ne sommes pas « addicts » à l’alcool par notre faute. Il y a une vraie responsabilité de la société derrière.

 

Est-ce que l’alcool est une manière d’atténuer la colère qui nous émane du patriarcat ?

C’est certain et c’est prouvé. Toutes ces agressions ont une incidence au quotidien et l’alcool, c’est une façon pour les femmes d’oublier ce qu’elles vivent. Moi, je me rappelle que je n’arrivais pas à tenir face à la misogynie de mes patrons ou encore lors de soirées professionnelles face à ce qu’on me disait. L’alcool était devenu un outil. Je pense que c’est aussi promu par la pop culture, mais aussi par les lobbys comme quelque chose d’émancipateur. On a beaucoup instrumentalisé l’émancipation des femmes pour leur vendre des cigarettes par exemple. Sauf que c’est que c’est une émancipation assez ambivalente. De mon côté, je pensais trouver derrière l’alcool une puissance, un personnage et je me suis complètement désintégrée derrière ce personnage en toc. Ça me permettait de me sentir plus forte, d’affronter le monde et mes anxiétés. Mais en réalité, je ne réglais rien du tout. C’était une armure factice. Je l’ai découvert sobre.

 

Tu écris dans ton livre que “l’alcool est un rempart à l’anxiété sociale et en même temps, qu’il dissout la solitude”. Comment peut-il avoir ces deux rôles paradoxaux ?

Quand on sort et qu’on boit, l’alcool devient l’activité principale et pas nécessairement les gens avec qui on est. On le réalise quand on arrête de boire, on change ses cercles sociaux. Certain·es de mes ami·es n’étaient que des ami·es de comptoir. L’alcool transforme les interactions. On n’est pas soi-même quand on boit. On ne se présente pas à l’autre d’une façon qui nous ressemble. Donc logiquement cela engendre des interactions brouillées. Souvent on sabote des relations avec l’alcool et on se sent très seul·e.
Aussi, on boit car on se sent très seul·e. Quand on discute avec certaines personnes, beaucoup de gens souffrent d’anxiété sociale ou plus largement de timidité. Boire de l’alcool est la meilleure parade que l’on nous ait apprise. Dès l’adolescence, on nous a appris à “bitch-drinker” pour faire corps avec le collectif et être perçu·e comme cool. (…) Être sobre m’a rendue beaucoup plus militante. La sobriété te branche au monde d’une façon plus violente. Mais attention, ce n’est pas que positif la sobriété. On reste très seul·e face à la violence du monde. On se rend compte de sa vulnérabilité. Il n’y a plus de filtres.

Est-ce que l’ivresse anesthésie la violence ?

Oui totalement. Il faut retrouver d’autres formes d’ivresse et de plaisir quand on est sobre. En France, il est systématiquement synonyme de sexe,  d’alcool ou de « bonne bouffe ». Je trouve cela intéressant d’aller explorer d’autres formes de plaisir.

 

Si tu avais un seul coup de gueule politique sur la santé mentale, quel serait-il ? 

Il y a un sujet qui m’irrite depuis longtemps. Les pouvoirs politiques en place ignorent complètement la relation entre la virilité toxique, les violences sexuelles et l’alcool. C’est un sujet tabou en France pour une raison bien précise : on évite d’associer la figure masculine, qui est souvent le plus gros consommateur d’alcool, à la violence, afin de continuer à promouvoir nos produits du terroir. Pourtant, lors du Grenelle des violences faites aux femmes, de nombreux·ses addictologues ont protesté car l’alcool n’était pas abordé. Il faut savoir que deux féminicides sur trois, ont lieu sous l’emprise de l’alcool. L’alcool ne crée pas un violeur, mais il aggrave clairement les violences. Malheureusement lors des procès, nombreux·ses sont celleux qui le présentent comme un facteur atténuant. Alors que lorsque les femmes boivent et sont agressées sexuellement, on les blâme souvent en disant que c’est un peu de leur faute, un peu comme si elles portaient une jupe courte : « Tu as bu, tu assumes. » Pourtant, nous savons que lorsque les femmes boivent, elles deviennent extrêmement vulnérables, et que les agresseurs profitent des soirées pour cibler les femmes dans un état proche du coma, ce qui est horrible.

 

Penses-tu que le tabou autour de la santé mentale est en train de tomber ?

La pandémie a remis les enjeux de santé mentale et de souffrance psychique au centre du débat. On a réalisé qu’une société malheureuse, c’est une société qui n’a aucun sens. Les problèmes de santé mentale se sont clairement aggravés durant le COVID-19. Il se trouve que Sans alcool est sorti justement à ce moment-là. C’est pour cela aussi qu’il a eu un tel écho. Les gens sortaient de la pandémie, souffraient psychologiquement et ils ont beaucoup bu durant les confinements. À partir de là, tout le monde a commencé à parler de la dépression et je pense que c’est encore une fois très lié à la crise qu’on a traversée. C’est quelque chose dont les gens n’ont plus honte de parler. Il y a des podcasts, des livres qui cartonnent à ce sujet. L’ouvrage de Panayotis Pascot en est l’exemple type. Il y a quelques années, personne n’aurait parié sur un livre parlant de dépression. Je trouve que c’est intéressant de lier la santé mentale aux luttes politiques. Il ne faut pas que cela reste du ressort du développement personnel. J’insiste sur l’aspect collectif, de ce sujet. Pendant trop longtemps, on a considéré comme étant anormaux ou en marge, des parcours, des voix, des personnes qui sont complètement normales.

Cette discussion est un extrait du podcast Haut Parleur avec Claire Touzard et a été édité pour votre lecture. 

 

Dans sa nouvelle série de podcasts, Giulia Fois propose de partir en exploration dans l’intimité de personnes concernées par des troubles bipolaires, borderline, dissociatifs de l’identité ou encore anorexique. Mon épisode préféré est celui avec Ali Léonardi. Attention, gros trigger warning en revanche sur le suicide et les violences infantiles.

 

Le collectif Soin Soin vient de publier le 1er numéro de son fanzine. J’ai adoré la ligne éditoriale qui parle de la marge tout en dénonçant les traitements délétères mais aussi les changements positifs qui s’opèrent dans le courant de la psychiatrie aujourd’hui. Soutenez-les ici 

 

 

Le centre d’information Psycom vient de publier son guide à destination de la santé mentale des personnes LGBT+Pourquoi ce guide ? Car elles subissent souvent des discriminations, des violences physiques et psychologiques, qui ont un impact spécifique sur leur santé mentale.

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