Hello à tous·tes. Aujourd’hui, je suis ravie de vous parler du der film de Nicolas Peduzzi, « Etat limite ». J’ai découvert son travail il y a trois ans. Lorsque j’habitais encore à Bordeaux, je suis allée voir son film « Ghost Song » à l’Utopia. L’esthétisme, le choix des plans, la pertinence des personnes mise en avant m’ont vraiment touchée. J’ai par la suite regardé son deuxième film, Southern Bell, que je vous conseille également vivement. Aujourd’hui, Nicolas Peduzzi sort son troisième film documentaire État Limite. Il nous plonge dans le quotidien de l’hôpital public Beaujon à Paris, à travers le point de vue de Jamal Abdel Kader, seul psychiatre de l’établissement.
|
|
SOUTHERN BELLE ET GHOST SONG DÉPEIGNENT UNE AMÉRIQUE PROFONDE ET CONTEMPORAINE, METTANT EN LUMIÈRE DES PROBLÉMATIQUES COMME LA SOLITUDE, L’ISOLEMENT, L’ARGENT, L’ERRANCE, LA DROGUE OU ENCORE LA MORT. ÉTAT LIMITE, C’EST UN TOUT AUTRE DÉCOR ; CELUI D’UN HÔPITAL PUBLIC À CLICHY, L’HÔPITAL BEAUJON. QU’EST-CE QUI VOUS A MOTIVÉ À CHANGER DE TRAJECTOIRE ET À ABORDER CE SUJET ?
|
|
Les deux précédents films se sont faits au fil du hasard et au gré des rencontres géographiques. J’habitais aux États-Unis, donc déjà, c’était pratique. Pour Southern Belle, c’était d’abord une rencontre amoureuse, ensuite une amitié très forte avec la même personne. J’avais envie de faire un film, donc l’envie de cinéma est née ainsi. J’ai voulu m’y dédier comme un travail. Cela s’est vraiment fait avec la rencontre d’un lieu, d’une ville. Ensuite, pour Beaujon, c’était un peu pareil. J’étais revenu en France, j’habitais à Paris pendant la période du Covid. On entendait souvent parler des soignant·es, etc. À ce moment-là, j’ai eu envie d’aller plus loin et j’y suis retourné. C’est un hôpital que je connaissais car mon père y avait été transplanté. En plus, c’est un endroit que je trouvais assez cinématographique de par sa structure et son architecture. Au début, j’avais l’idée de faire un film complètement différent, plutôt sur les internes. Mais après quelques mois, je me suis rendu compte que c’était compliqué car je filmais dans le service de pathologies où mon père avait été soigné. C’est à ce moment que j’ai rencontré Jamal Abdel Kader, psychiatre à Beaujon. Tout de suite, j’ai été attiré par cette personne qui se démarquait des autres soignant·es. Je n’avais pas immédiatement compris qu’il était psychiatre, mais il avait une manière de faire, un verbe assez particulier. Le film a donc pris une autre tournure.
|
|
Être sur place permet de voir comment on reçoit, perçoit et accueille la psychiatrie dans notre société. C’était vertigineux de se rendre compte de cette pauvreté.
Nicolas Peduzzi à propos de son film « Etat limite ».
|
|
EN PARLANT DU COVID, EST-CE QUE LE BUT DE CE DOCUMENTAIRE ÉTAIT DE METTRE EN AVANT LE MÉTIER DES SOIGNANT·ES ET DE VÉRIFIER SI LES PROMESSES FAITES À LEUR ÉGARD AVAIENT ÉTÉ TENUES ?
|
|
Au début, c’était plus naïf que ça. Mettre en avant le métier des soignant·es, c’était une chose, mais j’ai rapidement senti une parole douloureuse de leur part. Iels parlaient du Covid et disaient que finalement, pas mal de choses avaient été libérées grâce à ça. Il y avait un mouvement d’espoir de leur part et même de Jamal. Avant la pandémie, il y avait déjà eu une grève généralisée avec une grande cohésion entre les médecins, les soignant·es, les infirmier·es, etc. Suite à ça, la parole avait été libérée. Le film était initialement porté par quelque chose de presque naïf, et au fur et à mesure que le Covid s’est dissipé, les choses sont devenues plus compliquées, ironiquement, pour elles·eux. Souvent, les soignant·es disaient « Avec le Covid, on nous a donné plus de moyens, par contre, la psychiatrie n’a jamais vraiment été concernée.” Jamal représentait cela aussi, à l’intérieur de cet hôpital.
|
|
DANS QUEL CONTEXTE LE DOCTEUR JAMAL A ACCEPTÉ D’ÊTRE FILMÉ POUR CE DOCUMENTAIRE ?
|
|
Au début, il appréhendait un peu. Il m’a vu avec une petite caméra, pensant que j’étais journaliste. Il avait eu des expériences compliquées avec les gens de cette profession auparavant. Il était fatigué, à bout de nerfs, avec une vingtaine de patient·es qui attendaient, la police qui amenait quelqu’un. Et nous, on arrive dans ce contexte. Il me demande « Mais qu’est-ce que vous me voulez ? » et là, je lui explique que je fais un film sur l’hôpital public. Nous avons parlé hors caméra, il m’a demandé de voir mes films précédents. Je lui ai montré Southern Belle. Il a apprécié la manière dont je montre les personnes que je filme. Il m’a dit « Je pense qu’on a des atomes crochus sur ce notre façon d’exprimer les choses », puis il a accepté que je le suive. Au début, je n’étais pas sûr de faire un film uniquement sur lui, mais sa manière de faire et ce que cela disait sur notre société m’ont intéressé. La psychiatrie est un sujet qui m’interroge plus qu’il ne me parle personnellement.
|
|
QUELS SONT LES ASPECTS DE LA VIE QUOTIDIENNE QUE VOUS AVEZ VOULUS METTRE EN AVANT DANS CE DOCUMENTAIRE ?
|
|
Je voulais montrer l’envers du décor, pas seulement les scènes avec des patient·es mais tout ce qu’il se passe autour, cette espèce de navire qu’est Beaujon. Il faut aussi savoir que cet hôpital va être vendu et fusionné avec Bichat dans un nouvel endroit. L’intérêt était donc aussi de montrer les dernières années de ce lieu. Ce qui m’intéressait avec Jamal, au-delà du fait qu’il est psychiatre, c’est qu’il est présent dans tous les services. Grâce à lui, nous avons pu rencontrer des personnes dans cet hôpital immense. On a voulu montrer quelque chose de plus global sur la perception de la santé mentale dans un hôpital public, qui n’est pas un hôpital psychiatrique. On s’aperçoit qu’il y a un seul psychiatre dans cet endroit gigantesque, que beaucoup de gens viennent pour des tentatives de suicide très graves. Être sur place permet de voir comment on reçoit, perçoit et accueille la psychiatrie dans notre société. C’était vertigineux de se rendre compte de cette pauvreté.
|
|
J’ai été bousculé dans mes propres préjugés sur la folie.
Nicolas Peduzzi.
|
|
DE QUELLE MANIÈRE S’EST FAIT LE CHOIX DES PLANS AU MONTAGE ?
|
|
J’ai l’impression que c’est toujours quelque chose d’un peu subjectif. Il y a plein de choses que l’on n’a pas pu filmer, des situations trop graves, etc. Le film montre vraiment un fragment de la vie de Jamal. Il y a du travail avec ses collègues que l’on n’a pas pu filmer non plus, soit parce que les gens ne voulaient pas, soit parce qu’on ne pouvait pas entrer dans certains services. En montrant ce fragment précis, je me suis demandé comment le faire de la manière la plus juste. Avec le monteur, Nicolas Sburlati, nous avons fait des choix radicaux de ne pas tout montrer. Certaines scènes étaient trop intimes ou trop dures. Souvent, c’était des patient·es que Jamal suivait à long terme, qui voulaient vraiment participer au film car ils avaient fait l’atelier théâtre (initiative proposée par l’hôpital aux patient·es qui le veulent, NDLR), donc il y avait cette motivation.
|
|
EST-CE QUE TOUS·TES LES PATIENT·ES ONT VOULU PARTICIPER AU FILM ?
|
|
J’ai été beaucoup aidé par Jamal, évidemment. Pour certain·es patient·es, la présence de la caméra faisait presque office d’une seconde activité. La plupart que l’on montre dans le film sont des jeunes qui sont à l’hôpital depuis leur naissance. Pour elle·eux, c’était normal. Il y a des scènes où je sentais que des choses intimes étaient révélées. Par exemple, j’avais une scène avec une dame en fin de vie. Nous avions eu son accord, mais j’ai décidé de ne pas la montrer pour des raisons éthiques. Mais la plupart des gens que nous avons filmés n’ont pas vu de changement à ce moment-là dans leur vie. J’ai été très bousculé dans mes propres préjugés sur la folie.
|
|
DANS LE FILM, ON VOIT LE DÉBUT DE CONTENTION D’UN·E PATIENT·E, PUIS VOUS BAISSEZ LA CAMÉRA. POURQUOI AVEZ-VOUS CHOISI DE NE PAS FILMER CETTE SCÈNE ?
|
|
Nous avons mis des photos à la place. J’ai baissé la caméra à ce moment-là pour éviter de montrer quelque chose qui va à l’encontre de la morale de Jamal. À cause du manque de moyens, il n’avait pas le temps de parler avec le·a patient·e, de le·a contenir sans l’attacher. Mais ce·tte patient·e voulait sortir et faire quelque chose qui aurait pu lui coûter la vie. Jamal dit souvent « Si on interdisait la contention, on trouverait les moyens. »
|
|
UNE DES GRANDES THÉMATIQUES DE CE FILM EST LE MANQUE DE MOYENS DANS L’HÔPITAL PUBLIC. QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES DIRECTES SUR LA SANTÉ MENTALE DES PATIENT·ES, SELON VOUS ?
|
|
Les conséquences directes peuvent aller, dans le pire des cas, jusqu’à la mort d’un·e patient·e. La pauvreté corrompt la vertu. Comme le décrit Romain dans le film, il est arrivé qu’un·e patient·e soit sorti de l’hôpital car i·el était indigent·e, SDF, et que les soignant·es pensaient qu’i·el venait juste pour se nourrir ou trouver un abri. Finalement, i·el avait un problème grave et i·el est mort·e. Ce genre de situation, malheureusement, se produit de plus en plus souvent aux urgences et en psychiatrie. Il arrive souvent que des patient·es décèdent ou qu’on les laisse sortir alors qu’i·els n’étaient pas en état de le faire. Cela peut être dû à l’absence de médecins psychiatres seniors pour les surveiller, ou au fait que Jamal, surmené par des journées allant de 8h jusqu’à 00, voire parfois 2h, décide de se reposer sans qu’il y ait un·e collègue pour le remplacer. De nombreuses situations de ce type peuvent survenir par manque de moyens en psychiatrie, tout le temps. Dans certains endroits en France, la psychiatrie est tellement précaire que cela peut mettre des vies en danger. Mais il y a aussi de belles choses : des mobilisations entre les soignant·es, par exemple. Je pense que c’est à cet endroit-là que les choses peuvent vraiment évoluer, au niveau des citoyens.
|
|
DANS VOTRE FILM, LE PSYCHOLOGUE DIT « POUR PRENDRE SOIN DES GENS, IL FAUT QU’ON PUISSE PRENDRE SOIN DE NOUS. (…) ILS N’EN ONT RIEN À FAIRE QUE TU MEURES. » COMMENT CELA VOUS SEMBLE ENVISAGEABLE D’APRÈS CE QUE VOUS AVEZ VU SUR LE TERRAIN, LORS DU TOURNAGE ?
|
|
Je pense qu’il faut d’abord prendre conscience de ce qui se passe. Je ne suis pas soignant·e, je ne peux pas parler en leur nom, mais de ce que j’ai entendu là-bas, le problème ne se limite pas au manque de moyens, mais inclut également le manque de reconnaissance de l’administration et des absurdités bureaucratiques qui empêchent les gens de communiquer entre eux. Je ne sais pas s’il existe des solutions aujourd’hui en termes d’évolution de la psychiatrie ou même pour les soignant·es. On le voit dans le film, Jamal dit : « Je ne peux pas continuer à porter tout le poids de l’hôpital sur mes épaules. J’ai besoin de pouvoir m’arrêter un moment. » Il ne faut pas être naïf, mais il faut continuer à dialoguer et à créer des mouvements pour qu’il y ait une cohésion entre tous. Cela pourrait changer à cet endroit-là, mais il ne faut pas être naïf.
|
|
QUELS SONT LES POINTS DE SOUFFRANCE QUE VOUS ONT RAPORTÉS LES SOIGNANT·ES ?
|
|
C’était souvent la même chose, que ce soit Lara, Romain, ou d’autres soignant·es que j’ai rencontrés. Beaucoup de burn-out, de dépression, l’impression de perdre du sens, devoir faire des choix difficiles ; ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent. Romain me disait : « À Beaujon, il y a 20 ans, le chef connaissait tous·tes les infirmier·es par leur prénom ; aujourd’hui, plus personne ne se rencontre. » Chacun est dans son service, il y a un espèce de problème administratif où on a l’impression de perdre le sens de notre travail. Au-delà de la souffrance, je me suis rendu compte à quel point les soignant·es étaient aussi complètement dévoués et passionnés par ce qu’ils font. I·els aiment leur boulot, et pour ell·eux, ce n’était pas seulement le manque de moyens, mais la reconnaissance de leur travail qui faisait défaut et c’était une grande souffrance. L’évolution peut venir de choses toutes simples, comme un lieu où pratiquer le théâtre, par exemple. Ce qui était frustrant à voir, c’était les refus sur des choses qui pourraient être résolues si on y réfléchissait différemment et plus intelligemment.
|
|
EST-CE QUE LE TOURNAGE A ÉTÉ ÉPROUVANT POUR VOUS ET/OU L’ENSEMBLE DE L’ÉQUIPE VIS-À-VIS DE VOTRE SANTÉ MENTALE ?
|
|
En fait, cela a plutôt été le contraire, car j’ai mieux compris des choses qui, pour moi, étaient très abstraites. Je me suis toujours posé des questions sur la santé mentale, pourquoi on souffre, pourquoi moi, je souffre. Cela m’a permis de mettre des mots sur certaines choses. En voyant des patient·es avec des problèmes bien plus graves que les miens, il y a une espèce de soulagement.
Comme dans la démarche de mūsae, cela m’a aidé à dédramatiser la psychiatrie en général, ce qui est très important, car c’est encore très tabou aujourd’hui. J’ai beaucoup d’ami·es qui s’auto-médicamentent avec la drogue ou l’alcool et il est important de montrer qu’il y a des psychiatres qui peuvent nous aider. Les médicaments peuvent être nécessaires, même si certains en ont peur à cause des images des années 90. Aujourd’hui, les choses se sont améliorées en termes de traitements. J’ai des ami·es qui, par peur des médicaments, ont fait des tentatives de suicide très graves. Il faut donc vraiment parler plus de ce sujet et continuer de dédramatiser.
|
|
QU’AIMERIEZ-VOUS QUE LES SPECTATEUR·ICES RETIENNENT DE VOTRE DOCUMENTAIRE ?
|
|
Le documentaire dresse un constat un peu dur. Je sais qu’il y a de moins en moins de psychiatres, car beaucoup partent à la retraite et peu de nouveaux psychiatres prennent le relais. C’est une profession qui est en train de disparaître. J’aimerais que ceux qui travaillent en médecine, ou ailleurs, réalisent qu’il y a des gens comme Jamal, Romain, qui souhaitent continuer à faire leur travail, ainsi que des aide-soignant·es, des infirmier·es, etc. Que cela donne envie à certaines personnes de se dire : « On peut continuer à faire notre métier, il y a des gens qui se battent pour cela. » J’aimerais que cela crée du dialogue et du lien, plus que tout autre chose.
|
|
SI VOUS DEVIEZ VOUS DÉFINIR VOUS OU VOTRE ART EN TROIS MOTS, LESQUELS SERAIENT-CE ?
|
|
À fleur de peau, marginal et instinctif.
|
|
mūsae est partenaire du Facettes Festival. Cette année, le fil rouge, c’est la maison. On va déambuler dans chaque pièce de la maison, comme autant de facettes où notre vie quotidienne rythme notre santé mentale. RDV le 01/06 à 15h30 pour un enregistrement en live de la Zone Grise. C’est gratuit, il faut juste s’inscrire ici.
|
|
|
J’espère que cette newsletter vous aura été utile. Si vous avez des idées de sujet ou des questions, envoyez-moi un e-mail. Je vous dis à la prochaine.
D’ici là gardez la pêche.
Christelle.
|
|