Autre exemple artistique, au cœur du mouvement des surréalistes, les psychotropes sont la clé de voûte pour parvenir à s’affranchir des carcans. Dans ce contexte, la personne atteinte de trouble schizophrène apparaît comme la figure ultime d’une liberté nécessaire à la création.
Il existe ainsi depuis la nuit des temps, une véritable “glamourisation” de la souffrance psychologique. Elle est toujours en vogue aujourd’hui depuis que la santé mentale est à la mode. On voit bon nombre de « bio Insta » fleurir avec la mention d »artiste bipolaire » comme si cela pouvait apporter un supplément d’âme artistique.
C’est ce que vient nous rappeler la phrase de Diderot, « les grands artistes ont un petit coup de hache dans la tête ». C’est tout l’objet du livre éponyme de Raphaël Gaillard, professeur de psychiatrie et responsable du pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’hôpital Sainte Anne. Il déconstruit cette idée reçue selon laquelle il existe un lien intrinsèquement positif entre folie et créativité.
Cette idée a bien sûr été nourrie par le tabou et la méconnaissance de la santé mentale. Mais elle a aussi été entretenue par des figures de l’art comme Philippe Roth. “Ce fut un supplice épouvantable à vivre mais qui s’avéra libérateur”. Il parle d’un processus de clarification mentale. La souffrance psychologique possède ce petit “je ne sais quoi” qui sait nous séduire. En revanche ça ne marche pas pour n’importe quelle émotion. La tristesse par exemple est beaucoup plus vendeuse que l’ennui. On l’associe souvent à la “fameuse” mélancolie de l’artiste.
Par ailleurs, la folie est glamour mais ce n’est pas valable non plus pour n’importe qui. Le fou créatif se présente souvent sous les traits d’un homme. Sans doute aussi car la vulnérabilité ne fait pas bon ménage avec la virilité et qu’elle doit systématiquement être tournée à l’avantage de la puissance. On en parlait justement ici avec Vincent Lapierre, directeur du Centre Prévention Suicide de Paris, à l’occasion de notre série vidéo dédiée aux masculinités et à la santé mentale. Mais bref ça sera un autre sujet de newsletter.
Dans cette relation entre folie et créativité, ne serions-nous pas en train de confondre souffrance et sensibilité ? Ce qu’on appelle « folie » dans le langage courant, ce sont souvent les maladies mentales. Sommes-nous en train de nier la souffrance pour en faire quelque chose de joli et de plus agréable à regarder?
DE QUOI SE NOURRIT NOTRE CRÉATIVITÉ ?
Mais alors de quoi se nourrit la créativité si ce n’est pas de la folie ? C’est comme un muscle. Elle s’entretient en ayant accès à sa propre vulnérabilité. Il faut aller puiser au fond de son âme, de ses émotions pour en faire un terreau créatif. C’est une manière de porter un regard nouveau sur le monde. C’est une capacité permanente de se réinventer pour se représenter au monde.
La neuroscientifique Samah Karaki dans l’excellent podcast Votre Cerveau par France Culture nous en explique les rouages. Elle y fait notamment état de la pensée divergente. La création ne repose pas sur une intelligence froide et cartésienne. Elle se nourrit davantage de curiosité et d’anticonformisme. Notre propension à nous adapter à des données divergentes et à l’incertitude donnerait des indications sur notre plasticité cérébrale et notre créativité.
Samah Karaki nous parle aussi de contraintes et de limites. Partir d’une page complètement vierge pour créer n’est pas chose facile. Elle prend l’exemple du futsal qui se joue avec une plus petite équipe (5 joueur·ses) sur un plus petit terrain que le foot classique. Ce sont deux contraintes qui au premier abord peuvent limiter les possibilités de jeu. La neuroscientifique nous explique comment certain·es joueru·ses de futsal ont excellé ensuite au football classique car ils avaient appris à jouer avec des contraintes et faisaient part d’une plus grande créativité que les joueurs·ses de football classique. C’est ce qu’on appelle l’effet du bon stress.
Le processus créatif est un chemin qui se nourrit aussi d’incertitude et de nouveautés. Anna Majidson évoquait par exemple à notre micro que sa créativité se trouvait aussi dans la possibilité de créer des nouveaux espaces, des nouvelles rencontres. Et parfois il s’agit aussi de laisser reposer son cerveau. C’est le fameux moment Eurêka d’Archimède dans son bain permis par la pause pour s’autoriser à faire le fameux pas de côté dont je vous parlais il y a un an ici.
Dans son ouvrage, Raphaël Gaillard reporte une étude intéressante. Des chercheur·euses israélien·nnes (Revue Cell 2019, équipe de Rony Paz) ont constaté que les personnes créatives ont une plus grande flexibilité et adaptabilité à leur environnement. Ce qui représente un avantage crucial mais cela pourrait aussi être à l’origine des troubles mentaux.
QUAND TOUT DEVIENT SOUFFRANCE
Tout est affaire de dosage. La ligne est fine entre créativité, folie et souffrance. Car lorsque la pensée diverge trop, lorsque les contraintes imposées sont trop loin de nos compétences, lorsqu’une situation incertaine réclame une trop grande adaptation, on se bloque, on angoisse. On passe alors du mauvais côté du stress. « Tout se passe comme si la machine avait été poussée à un tel point de surrégime que des failles ont fini par surgir » d’après Raphaël Gaillard.
Ce dernier nous explique que c’est le cas par exemple de la schizophrénie : la dissociation idéo-affective selon laquelle un patient peut rapporter avec le sourire des souvenirs tristes indique qu’il y a une trop grande divergence entre les idées et les affects exprimés. Dans la schizophrénie il y a des perturbations de connectivité qui impactent négativement les modules cérébraux. Des productions internes sont à tort prises pour des perceptions externes, sous la forme d’hallucinations, notamment des voix. « La conscience de soi ne fonctionne plus correctement et entraîne une souffrance car elle est en décalage avec les autres et ne permet pas de se représenter sereinement dans le monde« .
« La conscience de soi selon les neurosciences correspond à l’activation coordonnée d’un vaste réseau cérébral qui distribue sur cet espace de travail neuronal global les informations constitutives d’une représentation mentale ».
On a tendance à croire que la bipolarité ou la schizophrénie sont des suppléments d’âme artistiques. Mais malheureusement les délires liés au trouble schizophrène ou les excitations de la manie pour les personnes atteintes de bipolarité ne produisent rien, ou pas grand-chose dont elles soient fières après coup.
De plus, les phases de créativité intense chez les personnes bipolaires sont bien plus courtes que les phases dépressives. Le déséquilibre intrinsèque qui caractérise la bipolarité constitue autant un frein qu’un moteur à la créativité. Gérard Garouste disait : « cela m’agace toujours un peu qu’on lie la folie à l’art. Moi, ma maladie m’a empêché de créer autant que j’aurais voulu. Et ce que j’ai peint pendant mes périodes de délire, je l’ai souvent détruit après car je n’en étais pas satisfait. Heureusement avec les nouveaux traitements, la psychiatrie, j’ai pu avoir de longs intervalles stables pour travailler. Je suis sûr que si Van Gogh avait eu cette chance, son œuvre serait plus riche. »
ET SI ON CRÉAIT JUSTE POUR SOI ?
Depuis le début de cette newsletter, on parle beaucoup de créativité au sens du grand art. La créativité a aussi ses vertus lorsqu’on crée juste pour soi. D’ailleurs toute forme de souffrance psychologique ne doit pas être une injonction à devenir un·e artiste fou. On peut s’adonner à une activité artistique pour canaliser quelque chose en nous. Je pense là à la notion de flow ou de lâcher prise de l’égo. On se sent absorbé par une activité qui nous dépasse et cela procure une satisfaction énorme dans notre cerveau. On se libère et on profite juste du processus créatif en faisant abstraction du résultat. Je le ressens par exemple avec l’écriture. Mes pensées se déposent les unes après les autres sur le papier au lieu de s’emmêler dans ma tête pour en faire des nœuds d’anxiété explosifs. Vous écrire et m’écrire m’apaise dans un premier temps puis me remplit d’une profonde joie et apaisement.
Victoria Leroy nous expliquait lors de notre talk que le trop-plein est au cœur de sa production créative. « Lorsqu’il n’y a plus assez de place dans ma peau, dans mon cerveau, alors il faut que je dessine. C’est un peu comme les gens qui ont besoin d’aller courir pour se vider la tête ». Il en va de même pour l’artiste japonaise Yayoi Kusama. Si les pois ou les phallus l’effraient, elle les reproduit par milliers pour se débarrasser de ce sentiment d’effroi.
La création peut aussi être une forme de soin, c’est le cas de l’art-thérapie que ce soit à travers le dessin, le collage, la musique, l’écriture etc.
On peut également voir dans l’art, l’expression d’une émotion qui nous met en mouvement plutôt qu’une folie désordonnée. C’est le cas de la colère pour réparer une injustice. Camille Racca de Draw Your Fight dessine son handicap invisible pour le faire comprendre aux médecins. Elles n’en pouvaient plus de ne pas parvenir à faire comprendre ses douleurs qui restaient invisibles aux yeux des médecins. « J’avais envie de montrer ce que les autres ne voient pas, de les faire ressentir et même de les faire exister car parfois les gens n’y croient pas ».
La création a cette faculté de créer du lien et de faire du patient·e autre chose qu’un « simple » diagnostic ou étiquette ».Créer c’est aussi faire passer des messages à celleux qui n’entendent pas ou pour exprimer ce à quoi on n’a pas accès. J’en parlais dans la newsletter rap et santé mentale. Souvent on entend dire que c’est un sujet tabou dans ce milieu. Alors je suis pleinement d’accord, la puissance et le virilisme font clairement partie des codes. En revanche, cela ne veut pas dire que dans les textes on ne parle pas de santé mentale en filigrane. La trap* n’est autre qu’une obsession pour la dépression, pour la santé mentale, doublée d’un désir de dissociation trouble et profond : c’est l’une des sensibilités fondamentales que partage tout une génération Jesse Mac Carthy, Rap, drogue, argent et survie.
À ce titre, je conclurai cette newsletter avec les mots de Victoria Leroy, « le talent ce n’est pas d’être fou. Souvent les gens créent car quelque chose en eux a été censuré : se sentir trop à l’étroit, ne pas être qui on veut être, peur d’être mal vu… Créer c’est réinventer son monde quand quelque chose ne peut pas éclore ». Et si la création ne faisait pas l’apologie de la souffrance mais cherchait à l’expier et à la verbaliser ?
*style de musique rap né dans les années 2000 dans le sud des Etats-Unis et notamment à Atlanta.
TALK L’ENFER C’EST LES AUTRES au festival Pop & Psy le vendredi 24.11 lors d’une table ronde avec Antoine Pelissolo, professeur de Psychiatrie et auteur de la saison sur l’anxiété dans Votre Cerveau et Popslay, créateur de contenus. N’hésitez pas à nous suggérer par mail les sujets que vous voudriez que l’on aborde en répondant à cet e-mai
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J’espère que cette newsletter vous aura été utile. Si vous avez des idées de sujet ou des questions, envoyez-moi un e-mail. Je vous dis à la prochaine.
D’ici là gardez la pêche.
Christelle.
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