3 mai 2023

Santé mentale et stand-up

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Aujourd’hui j’ai l’immense plaisir de vous envoyer cette newsletter pour inaugurer un nouveau format. Le mois dernier, j’ai décidé d’investir dans du matériel pour partir enregistrer mes podcasts sur le terrain.  Comme tout est assez spontané chez moi, ni une ni deux j’ai eu envie d’aller à la rencontre d’artistes stand-up qui nous font rire grâce à leurs punchlines. Mais qui aussi ont la générosité et le talent de mettre des mots sur nos maux. Comme maintenant, je partage ma vie entre Bruxelles et Paris, vous allez découvrir au fil de cette newsletter et de mes podcasts des artistes franco-belges. comme Lola d’Estienne, Moana GeneveyMarine SergentFarahAntoine Officieux, Yohann Lavéant et encore bien d’autres. Chacun·e m’ont livré leur expérience de la scène, de l’humour, de leur doute, de leur peur, de leur coup de gueule. Cette newsletter est un digest de ces rencontres et un peu plus encore.

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DÉCONSTUIRE LE MYTHE DU CLOWN

C’est tentant de réduire le talent d’un·e artiste à son trouble psychique, que ce soit dans le monde de la musique, je vous en parlais ici, ou dans celui du stand-up. Mais dans l’humour, ce cliché a la dent dure. Je pense qu’on le doit au mythe du clown. Nous avons tou·te·s en tête cette image d’un personnage dont l’immense sourire est assorti d’une larme au coin de l’œil. Ou alors celle du clown qui finalement nous fait plus peur que rire comme dans le film Ça de Stephen King.

Mais jusqu’ici il n’y a pas d’étude probante qui fait un lien direct entre des prédispositions aux métiers de l’humour et la présence d’un trouble psychique. Au passage, évitons l’esthétisation de ceux-ci. Ils ne donnent pas un supplément d’âme artistique contrairement à ce que certain·e·s en disent. Ils demeurent une épreuve au quotidien si on n’est pas bien accompagné·e, entendu·e et écouté·e.

En revanche, de plus en plus d’artistes stand-upper·euse parlent en France des problématiques de santé mentale que génère le fait de monter sur scène. C’est une performance contre intuitive pour le corps. Les spectacles ont lieu tard le soir, il faut être au maximum de sa forme à 22h au risque de troubler son sommeil. Souvent les prestations sont suivies « d’un petit verre » avec le public auquel on a du mal à dire non, surtout aux débuts pour se faire connaître. De plus en plus d’artistes parlent d’addictions à l’alcool comme Jérémy Ferrari par exemple. Ou encore du sentiment d’isolement et du doute à cause de l’écriture qui est un processus très solitaire. Kyan Khojandi en parle à plusieurs reprises dans le podcast Les Gens Qui Doutent.

En tout état de cause, aujourd’hui la santé mentale est devenue le sujet phare du stand-up (et de la société de manière générale). Alors certes, c’est peut-être récent en France mais ce n’est pas le cas au Canada et en Australie. Roman Frayssinet, formé au Canada, pays en avance sur la prévention en matière de santé mentale,  fait de ce sujet une part importante de son art.

 

 

 À L’ÉPREUVE DU DOUTE

 

Se produire sur scène pour faire du stand-up ,c’est une introspection en plusieurs étapes.
Premier niveau, ce métier pousse les artistes dans leurs retranchements. Il leur demande de faire face à des émotions compliquées. Chaque soir il faut avoir le courage de s’exposer, de livrer ce qu’on a écrit seul·e « dans sa chambre » en y mettant ses tripes, de se jouer de la peur, de créer un lien avec le public, d’attendre son rire, puis d’être jugé·e à l’applaudimètre pour avoir le droit d’être programmé·e la prochaine fois. C’est un sacré « roller-coaster » émotionnel car rien n’est joué d’avance. L’art du stand-up c’est du doute, du doute, du doute. Ce n’est pas pour rien que l’humoriste et la stand-uppeuse Fanny Ruwet a nommé son podcast Les Gens Qui Doutent.
Contrairement aux créateurs de contenus vidéos ou aux spectacles de stand-up retransmis sur les plateformes de streaming, le jeu du live ne laisse pas de place à l’erreur. On ne peut pas cutter, retourner, remonter. Tout se joue sur l’instant et la façon dont le public va accueillir la blague.

D’après l’humoriste et stand-upper Yohann Lavéant que j’ai interviewé pour notre série de podcastla question de la confiance en soi est essentielle lorsqu’on parle de santé mentale dans ce milieu. Il faut apprendre à se détacher de l’intensité du rire dans le public. Construire sa reconnaissance et son estime personnelle dessus est extrêmement friable car le rire est fugace. C’est un process auquel il faut être préparé·e. tout comme au vertige du premier bide, me disait la stand-uppeuse Marine Sergent que j’ai rencontrée lors de l’Atout Comedy Club à L’Os à Moelle à Bruxelles avec Moana Genevey et Lola d’Estienne.

Second niveau d’introspection, l’expérience de la scène permet d’atteindre une mise à nu plus personnelle. Farah, humoriste belge, me livrait en mars dernier au Café de la Presse à Bruxelles : « Avant je faisais rire les gens. Depuis que j’ai décidé d’évoquer sur scène ma dépression, je les touche. Le stand-up a été une catharsis. Sans lui  je n’en serais pas arrivée là. Il a aussi été révélateur de moments douloureux. Ce sont les difficultés dans le stand-up qui m’ont aidé à faire mon introspection. »

 

 

LA MACHINE À VANNES

 

Cependant la mise à nu presque quotidienne est devenue de plus en plus compliquée par l’industrialisation de la vanne. Des artistes dénoncent l’ambivalence du secteur : entre introspection inhérente au métier et standardisation. Farah à nouveau m’expliquait : « L’industrie de l’humour n’autorise plus la mise à nu, on peut traiter des sujets sans être au cœur d’eux-mêmes. On est dans une logique qui nous incite à rester dans notre zone de confort. Tu enchaînes, les tournées, les dates, tu signes des contrats sur 3 à 5 ans.  C’est une économie qui ne laisse plus le temps de la vulnérabilité. Le stand-up ne nous autorise plus l’introspection et donc l’accès à la santé mentale. »
Aujourd’hui, il faut que le public en ait pour son argent et se marre au maximum pendant son heure de spectacle. C’est la course à la vanne, nourrie par les réseaux sociaux (notamment TikTok) avec leur surproduction de contenus humoristiques hypercourts et “catchy”. L’intensité des likes dicte sa loi. On programme un·e artiste car il a tant de followers sur son compte Instagram.
D’autant plus qu’en apparence, les réseaux sociaux et les médias n’aiment montrer que les success stories. On ne voit pas les coulisses. Farah, encore une fois me disait : « Tout le monde veut faire une Paul Mirabel ou une Blanche Gardin, sauf qu’on ne dit pas qu’ils ont galéré et bossé durant 10-15 ans avant. »

Et puis, l’organisation structurelle de ce milieu n’échappe pas à son lot de toxicité en matière de santé mentale. La parole commence à se libérer sur le sujet même si c’est encore trop timide d’après Shirley Soignon, humoriste et fondatrice du Barbès Comedy Club (NDLR qui a fermé ses portes il y a peu) : « C’est cool de faire des vannes sur scène mais le me-too du stand-up on l’attend tou·te·s. »

A contrario au Canada, la scène stand-up a une longueur d’avance sur la santé mentale (comme d’habitude). Le rythme de production s’est ralenti, les spectacles sont plus posés pour proposer un « rapport » plus conscient,  moins consommable du stand-up en tentant d’en faire un espace plus sûr et inclusif.

 

Avant je faisais rire les gens. Depuis que j’ai décidé d’évoquer sur scène ma dépression, je les touche.

Farah, humoriste et stand-uppeuse.

 

 

 ET SI ON ARRÊTAIT DE SE MOQUER DE NOUS-MÊMES ? 

 

Ces espaces deviennent nécessaires dans certains. Parfois on peut être amené à rire de soi. Sauf que la fine ligne est de savoir tirer le fil de la blague sans le tordre au détriment de soi-même. C’est Hannah Gadsby, humoriste, actrice et écrivaine australienne devenue icône queer qui nous l’explique le mieux dans son spectacle Nanette

« Pour construire une blague, il faut un effet de surprise et une tension. Savez-vous pourquoi je fais rire ? Parce que depuis toute petite, je n’ai pas eu à inventer la tension. Je suis moi-même la tension. J’ai emballé mon coming out dans tellement de blagues que malheureusement je ne sais plus ce qui est la réalité. Nos punchlines ont besoin de trauma. Nos punchlines ont besoin de tension. Nos tensions nourrissent nos traumas. C’est un cercle vicieux. Aujourd’hui je ne veux plus me servir de mes traumas pour nourrir mon stand-up (NDLR : Hannah Gadsby a subi des viols et plusieurs violences sexistes et sexuelles en raison de son orientation sexuelle et de son apparence). J’ai enrobé mon coming out dans tellement de blagues que je l’ai nié. Aujourd’hui encore j’ai honte de qui je suis. Je n’ai plus envie de fonder ma carrière sur l’autodérision.« 

À force de répétition, rire de soi devient une vraie souffrance. On essaie de se faire accepter en étant soi-même problème. Moana Genevey, dans notre podcast enregistré ensemble, me disait que ce n’est pas si évident de trouver les ressources pour construire son humour sur l’autodérision.

 

 

LE STAND-UP COMME PORTE-VOIX

 

Et si on apprenait à faire de l’humour avec douceur sans se moquer de soi-même ? Car il peut être aussi libérateur pour celleux qui en font leur métier. C’est notamment ce qu’explique Florence Mendez, atteinte d’un trouble du spectre autistique : « La scène m’a véritablement sauvée. Dès que j’ai commencé à parler de santé mentale, j’ai reçu des centaines de messages. On me remerciait de partager mon expérience, d’autres me racontaient avoir réussi à aller voir un spécialiste grâce à mes sketchs. Ça a donné du sens à mon humour. »
Et si au bout du compte, ce qui comptait, c’est notre attitude à l’égard des personnes qui ont vécu une expérience de maladie mentale ? Et si on apprenait à écouter et à comprendre ce qui se joue pour les personnes atteintes de troubles psychiques grâce à l’humour ?
Car la scène peut être une manière de se réapproprier son histoire et de reprendre à son compte les étiquettes et les éléments de langage qu’on a bien voulu nous coller en raison de son trouble psychique.  Attention moment autopromo, mais bon j’ai le droit c’est ma newsletter. Si vous venez le vendredi 21 avril au Pavillon des Canaux pour les 2 ans de mūsae vous pourrez voir sur scène des artistes qui parlent de leurs troubles psychiques en toute détente et sans souffrance.  Vous pourrez par exemple découvrir l’artiste Mamari qui aborde son passage en hôpital psychiatrique (trigger warning, certains sujets peuvent remuer mais c’est fait avec tact et humour) et sa reconstruction. François Mallet nous parlera également de sa bipolarité à travers ses rencontres toutes plus sensationnelles les unes que les autres grâce à son spectacle Heureux soient les fêlés.
L’humour est une bonne manière de commencer à parler des troubles psychiques en s’affranchissant de leur ambiance parfois anxiogène ou trop scientifique. D’ailleurs bon nombre de sujets de société stigmatisés ou méprisés ont été rendus grand public grâce au stand-up et à l’humour : le racime, féminisme et maintenant la santé mentale. Shirley Soignon en parle merveilleusement bien dans l’épisode du podcast La Poudre au micro de la journaliste Lauren Bastide. La blague a un pouvoir éminemment politique.

Le stand-up est aussi un porte-voix pour le grand public car il permet de rendre tangible l’intangibilité de la santé mentale. Il donne des exemples concrets de situations anxiogènes qu’on peut avoir le sentiment de vivre seul·e dans nos têtes. Il permet de donner des gradations et des métaphores d’émotions qu’on ne parvenait pas à se figurer jusque-là.  C’est ce qu’écrit avec une extrême justesse Fanny Ruwet au sujet du suicide dans son premier livre : « J’ai rarement eu envie de mourir, j’ai souvent eu envie de ne plus exister« (Bien sûr que les poissons ont froid, avril 2023).

À tel point qu’en Australie, une chaîne TV a choisi d’utiliser l’humour et le stand-up pour en faire une grande campagne de sensibilisation à la santé mentale.

Mais attention le stand-up n’est pas un TedTalk me livrait Lola d’Estienne. Ce n’est ni un cours magistral de psychologie, ni un groupe de parole. « Dans nos spectacles, on parle de nos ressentis personnels et on espère que ça va toucher des gens. Mais en revanche, nous n’avons pas à bien ou mal en parler. C’est Daniel Sloss qui le dit dans Spécial sur Netflix : il aborde le fait que le public peut avoir de la peine. Les gens n’ont pas besoin d‘adhérer à ce qui est dit. Le public ne peut pas contrôler notre ressenti« .

En revanche aller voir du stand-up c’est bon pour votre santé mentale. Le rire libère les tensions et crée du lien social. En Angleterre, la comédienne Angie Blecher, fondatrice de Comedy on Referral s’inspire des exercices et des modèles de jeux utilisés dans le stand-up pour accompagner les personnes à explorer leur histoire personnelle et soigner leurs traumas.

Comment?

  • Utiliser une situation, une pensée ou une croyance comme un bloc de départ pour écrire une comédie.

  • Mettre à profit son corps, sa voix et son souffle pour raconter son histoire à un auditoire.

  • Se servir de la scène pour créer une connexion avec un public.

  • Imaginer son ·sa comédien·ne intérieur·e pour améliorer son bien-être et sa résilience.

La NHS (National Health Service, l’équivalent anglais de notre sécurité sociale) rembourse même dans certains cas les cours de stand-up. L’humour a ce pouvoir de dédramatiser le « dramatique ».

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