26 janvier 2023

Addictions et pop culture : interview du Dr. Jean-Victor Blanc

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Il y a tout juste un an, on lançait le podcast mūsae stories. Depuis on en a fait plus d’une quinzaine sur ce format où je donne la parole à des personnalités qui changent la donne sur notre vision de la santé mentale. Pour le premier épisode, j’avais eu le plaisir de recevoir le médecin psychiatre Jean-Victor Blanc pour parler des addictions. Nous avions fait un tour d’horizon du sujet : de sa définition aux aides pouvant être mises en place pour aider quelqu’un souffrant d’addiction. Ce qui m’avait plu dans son approche c’est la façon dont il lie addictions et pop culture. Aujourd’hui, j’ai à cœur de vous partager un extrait de notre échange pour vous parler de l’influence des séries, des films, des artistes sur nos représentations des substances addictives. Que ce soit pour le meilleur ou pour le pire.

Ecouter le podcast

 

 

 

 QUELLE EST TON APPROCHE DE LA SANTÉ MENTALE ? 

 

J’ai à cœur de changer un peu le regard que l’on va poser sur la santé mentale, en dehors des murs de l’hôpital. Et donc c’est pour ça qu’à travers des livres, Pop and Psy et Addicts, le second, des conférences, un ciné-club, je veux essayer de faire comprendre ce qu’est la santé mentale et surtout essayer de faire changer le regard que l’on va porter sur les troubles psychiques qui sont encore trop stigmatisés.
Et on se rend vite compte que les problématiques sur les troubles psychiques entrent en écho avec celles de la société. Par exemple, quand un·e patient·e a un trouble bipolaire, ça arrive qu’iel dise que c’est impossible d’en parler autour de lui, à son boss, à sa famille, à son conjoint car iels vont dire qu’iel est fou ou folle. On se rend compte que c’est une part importante.
En tant que médecin, c’est essentiel d’aider, de soigner et de faire en sorte que la maladie prenne le moins de place possible. Ceci dit, pour atteindre le rétablissement, il faut aussi que la société soit prête à changer de regard et à accueillir aussi les personnes concernées. D’où l’idée de, hors les murs, m’adresser au grand public cette fois, à travers la pop culture, parce que c’est un moyen assez ludique d’en parler et de briser les tabous autour de la santé mentale.

 

 

AUJOURD’HUI J’AIMERAIS PARLER AVEC TOI DE LA PLACE DES ADDICTIONS DANS LA POP CULTURE. MAIS AVANT ÇA, REPOSONS LES BASES. QU’EST-CE QU’UNE ADDICTION ? 

 

Une addiction, c’est un comportement répétitif qui va être caractérisé par une perte de contrôle vis-à-vis d’une consommation de substance ou d’un comportement. Et cela, malgré les conséquences négatives, que ce soit pour la santé psychique, physique ou sociale. Donc l’addiction, ce n’est pas seulement faire quelque chose de manière fréquente, ou faire quelque chose forcément trop, mais c’est faire quelque chose avec une perte de contrôle.

 

EN PARLANT DE POP CULTURE, ON A PU VOIR GAINSBOURG À LA TÉLÉVISION QUI BUVAIT DES VERRES ET FUMAIT DES CIGARETTES. DE MÊME DANS LA SÉRIE MAD MEN, ON LES VOIT BOIRE DU WHISKY À LONGUEUR DE RÉUNIONS. IL FAUT MÊME CONSOMMER POUR APPARTENIR AU SÉRAIL. QUEL EST L’IMPACT DE CES CONTENUS SUR NOTRE CONSOMMATION?  

 

On sait que les films dans lesquels on voit de l’alcool vont favoriser la consommation d’alcool chez les adolescent·e·s. On sait que c’est la même chose pour le tabac, les adolescent·e·s qui regardent beaucoup de films dans lesquels on fume ont 2 fois plus de risques de se mettre à fumer à l’âge adulte. Cela a un effet potentiellement délétère : celui des représentations. D’où l’idée d’en prendre conscience et de les déconstruire ou en tout cas de modification des représentations. C’est vraiment au cœur de mon travail. Je ne crois ni en la prohibition des produits, ni en la censure : on ne va pas “mettre au feu” les films dans lesquels on fume par exemple. Par contre, je crois au fait d’éduquer les personnes vis-à-vis de ce qu’est l’addiction, tout simplement en donner cette information. C’est-à-dire que vous ne vous rendez pas compte mais de manière inconsciente, vous êtes influencés par tel ou tel personnage qui fume ou qui boit. Rien que donner cette information-là, qui se distancie du lobbying, c’est tout à fait utile et nécessaire.

 

 ET PARFOIS LA POP CULTURE PEUT SERVIR DE PRÉVENTION. C’EST LE CAS DE LA SÉRIE SEX ÉDUCATION  QUI A INSPIRÉ LA CRÉATION D’UN LIVRE POUR SENSIBILISER À UNE ÉDUCATION SEXUELLE PLUS SAFE ET PLUS RESPECTUEUSE. LE CONTENU S’INSPIRE DU SCÉNARIO DE LA SÉRIE.

 

Bien sûr, ça c’est tout à fait récent. Alors, il y a un mot-valise, que l’on appelle « l’edutainment », un mélange d’éducation et d’entertainment, sur lequel Netflix se positionne largement vu son jeune public et vu l’importance qu’ils sont en train de prendre dans le monde du divertissement actuel. C’est faire passer des messages d’éducation, en utilisant la pop culture et donc via des séries. C’est peut-être ce vers quoi on va aller.

Ce qui m’a donné envie d’écrire mes deux livres et de faire ces conférences, c’est qu’aujourd’hui on a de plus en plus de représentations qui sont justes, de messages qui sont intéressants et qui viennent des personnes concernées. On est moins sur un effet de lobbying de l’industrie du tabac qui va donner tant de millions à James Bond pour qu’il fume du début à la fin. Mais, on voit plutôt des personnes concernées, comme Sam Levinson, le réalisateur de la série Euphoria, qui lui-même a eu un parcours d’addiction assez long pendant son adolescence et en a parlé. Il l’a utilisé et en a fait cette série incroyable aujourd’hui.

 

On voit de plus en plus de personnes issues de la pop culture qui sont concernées. C’est le cas de Sam Levinson, le réalisateur de la série Euphoria. Il a lui-même eu un parcours d’addictions assez long pendant son adolescence et il en a parlé.

Jean-Victor Blanc pour mūsae stories.

 

 

ÇA ME FAIT PENSER À LA SÉRIE I MAY DESTROY YOU DE MICHAELA COEL. LE POINT DE DÉPART C’EST LE TRAUMA VÉCU PAR L’HÉROÏNE. AU FIL DES ÉPISODES, ON ASSISTE À UN PROCESSUS DE RECONNAISSANCE DE CE TRAUMA:  DU BLACK-OUT, NOURRI PAR SA CONSOMMATION DE WEED, JUSQU’À SA DÉNONCIATION. CETTE SÉRIE C’EST UN OUTIL CATHARTIQUE ET D’EMPOWERMENT.

 

Bien sûr, on voit ses émotions, ses souvenirs traumatiques. C’est une série que je cite également dans le livre, Addicts. Parce qu’elle est géniale et parce qu’elle montre plein de choses de manière intelligente et sans parti pris qui pourrait être un peu grossier ou démagogique. La série porte principalement sur le consentement sexuel, mais parle aussi de la santé mentale. Notamment, parce qu’on la voit fumer du cannabis par exemple. Elle est effectivement victime de violences sexuelles en ayant consommé d’une part volontairement, mais elle a aussi été droguée à son insu par un criminel. Et donc par la suite, on voit qu’elle-même, va utiliser des substances pour ne plus vivre l’acte sexuel et se couper de ses angoisses. Mais on voit aussi que ça va potentiellement la retraumatiser. C’est pourquoi, ce qui est important c’est que les personnes puissent comprendre où elles en sont de leur consommation, pourquoi elles consomment pour qu’elles puissent prévenir ce type de comportement.

 

 

 

 EST-CE QU’ON EST TOU·TE·S ÉGAUX·ALES FACE AUX ADDICTIONS ?

 

Il y a beaucoup de facteurs qui vont donner à chacun une vulnérabilité propre face aux addictions. On a un rôle de l’hérédité, si on a une famille dans laquelle il y a beaucoup de consommation et de maladies addictives, on est soi-même plus à risque de développer de l’addiction si on rencontre un produit ou une maladie addictive. Dans le livre, je cite l’exemple de Drew Barrymore qui vient d’une famille d’oscarisés sur 4 générations, et en même temps où 17 personnes ont eu des problèmes d’addiction au cours de leur vie. Elle-même a été le fruit de 2 types d’addictions (N.D.L.R : l’alcool et la cocaïne). Elle a, à la fois, joué dans E.T de Spielberg à l’âge de 5 ans et en même temps, elle a développé une dépendance à l’alcool, puis à la cocaïne avant l’âge de 15 ans. Elle a suivi une cure de sevrage dans la foulée. Et, en même temps, elle montre qu’elle en prend conscience, en en parlant beaucoup, en écrivant des livres, en faisant de l’humour lui permettant de s’en distancer. Elle a réussi à éviter complètement les substances aujourd’hui et à avoir la carrière qu’on lui connaît.
Donc, l’hérédité n’est pas une fatalité. Parmi les autres facteurs de vulnérabilité, il va y avoir certains traits de personnalité. Le fait par exemple d’être impulsif va générer un surrisque de développer une addiction.

 

D’UN POINT DE VUE ÉCONOMIQUE PRENDRE SOIN DE SA SANTÉ MENTALE COÛTE CHER. MAIS EST-CE QUE CE NE SONT PAS LES PLUS POPULATIONS LES PLUS VULNÉRABLES QUI EN ONT BESOIN EN PRIORITÉ ?

 

Effectivement, ce qui est frappant quand on s’intéresse à la question des addictions, c’est que ça va concerner tous types de populations : hommes comme femmes, CSP + comme des personnes extrêmement précaires… On va les retrouver un peu partout. Ceci dit, certains groupes sont plus à risques, notamment on sait que la précarité a un effet propre au niveau des addictions. On l’a vu aux États-Unis avec la crise des opioïdes mais aussi en France puisqu’il y a eu une étude qui a montré la même chose, c’est-à-dire qu’une augmentation de 1% de la pauvreté au niveau d’une région, augmente de 10% la consommation d’opioïdes. Cela montre qu’il y a un effet quasiment mécanique entre la précarité et les solutions que les personnes vont essayer de trouver vis-à-vis de leur désespoir, de leur mal-être, qui peut passer par les substances.

À L’INVERSE PARFOIS ON S’IMAGINE QUE LA CONSOMMATION DE DROGUES NE PEUT SE FAIRE QUE DANS DES CONDITIONS TRÈS EXTRÊMES. JE PENSE À LA PERCEPTION DES FEMMES ET DE L’ALCOOL. SOIT ON A UNE REPRÉSENTATION DRAMATIQUE DES FEMMES QUI SONT DÉPENDANTES À L’ALCOOL (EXTRÊME ISOLEMENT,MARQUES PHYSIQUES ETC…) SOIT ÇA N’EXISTE PAS DU TOUT. CE QUE JE VEUX DIRE ICI, C’EST QUE L’ALCOOLISME PEUT TOUCHER MADAME TOUT LE MONDE. ET ON NE S’EN DOUTERAIT PAS.

 

Bien sûr et c’est un peu la double peine pour les femmes atteintes d’addiction puisqu’à la fois, on sait que globalement il y a un effet biologique, enfin surtout culturel, qui va les protéger puisqu’on va moins tolérer socialement une femme qui consomme. Une femme qui boit (trop) d’alcool c’est une femme indigne, une mère indigne, une femme qui ne correspond pas à certains standards de la société... Donc cela fait que globalement les femmes vont consommer moins que les hommes. Elles seront (a priori) moins atteintes d’addiction que les hommes.
Pourtant aujourd’hui, on sait que ces représentations évoluent et que finalement il y a de plus en plus de femmes atteintes de problèmes d’addiction mais elles n’en parlent pas. Pour elles, c’est la double peine. Elles souffrent en silence. Elles vont avoir plus de mal à consulter, à trouver de l’aide à cause de ces représentations de femme indigne, de mère indigne.

 

 

ON A CETTE IMAGE QUE SOIGNER L’ALCOOLISME C’EST ALLER AUX ALCOOLIQUES ANONYMES, COMME DANS LES FILMS AMÉRICAINS. EST-CE QUE C’EST ÉGALEMENT LA RÉPONSE THÉRAPEUTIQUE EN FRANCE ? 

 

Tout à fait, ça existe en France. C’est une association qui est maintenant répandue au niveau mondial. Elle est née aux États-Unis, dans le contexte américain, c’est-à-dire avec beaucoup de références à la religion, à la croyance. On demande aux personnes de croire en quelque chose, qu’il y a un être supérieur qui nous aide ou qui est responsable de notre sort. C’est une philosophie qui est quand même très américaine dans laquelle les Français·e·s ne se retrouvent pas forcément, en tout cas pas tous. Ceci dit, ça existe en France et c’est une vraie aide, notamment parce qu’on sait que les personnes concernées par les addictions sont plus souvent isolées et que c’est aussi un moyen d’avoir un support social pour ces personnes. Et le soutien par des personnes qui ont eu les mêmes problèmes, on sait que ça marche vraiment très bien. Ça s’appelle la pair-aidance. Il n’y a pas que les Alcooliques anonymes ou les Narcotiques anonymes qui le font.
Le petit reproche que je pourrais faire dans la pop culture, c’est qu’étant donné que beaucoup d’œuvres sont américaines et que beaucoup d’œuvres françaises singent les productions américaines, on va avoir l’impression que c’est la seule chose qu’on peut proposer si on est atteint d’addiction. Ce qui est le cas aux États-Unis car aux États-Unis, comme en France, les Alcooliques anonymes, c’est gratuit, et dans un système où tout problème de santé coûte extrêmement cher, ils ont beaucoup de succès. En France, ce n’est quand même pas tout à fait le cas, même pas du tout puisqu’on a un accès universel et gratuit garanti par la sécurité sociale. D’où l’idée de dire qu’en France, ce n’est pas le seul moyen que l’on a à disposition, il y a tout un système médical, sanitaire, social qui est à disposition et dont c’est le rôle d’aider dans la prise en charge.

 

EST-CE QU’À CHAQUE CATÉGORIE SOCIALE, ON ASSOCIE PLUS FACILEMENT UNE ADDICTION ? PAR EXEMPLE, DANS LE LOUP DE WALL STREET, LES TRADERS SONT « ADDICTS » À LA COKE. TANDIS QUE DANS LES MILIEUX PLUS PAUVRES, ON ASSOCIE PLUS FACILEMENT L’ALCOOL OU LE CRACK?

 

Tout à fait. En fait, il va y avoir à la fois des facteurs individuels, dont on a parlé et ensuite en fonction de l’environnement, la personne va rencontrer certains types de produits. Si elle évolue dans un milieu dans lequel, comme le Loup de Wall Street, on lui dit “la cocaïne c’est génial, ça va permettre de me faire gagner des profits etc.”, ça sera plus la cocaïne alors que dans d’autres milieux ça sera un autre produit. Mais finalement, ça va être la traduction d’un mal-être ou d’une problématique interne.
Ce qui va faire qu’en France, on a un regard assez ambivalent vis-à-vis de l’alcool, qui fait partie de notre patrimoine, et sans surprise on retrouve beaucoup plus de troubles d’usages de l’alcool que dans un pays dans lequel c’est illégal, par exemple en Arabie saoudite. Ceci dit, en Arabie saoudite, c’est une étude que je cite dans le livre également, la première drogue retrouvée lors d’usage de substances au volant, c’est le cristal amphétamine avant l’alcool. Ce n’est pas les mêmes proportions, mais on voit bien que la prohibition ne fonctionne pas tellement mais c’est le contexte culturel qui va colorer, qui va faire qu’on va plus aller vers telle ou telle substance en fonction de la tolérance sociale, mais quand quelqu’un est mal, il va rechercher cette substance, peu importe le prix, le risque engendré.

 

 

FINALEMENT, UN MONDE SANS DROGUE SERAIT-IL SOUHAITABLE ? 

 

Je regarde pas mal de dystopies et donc forcément la question de l’addiction dans la dystopie est toujours intéressante, que ce soit dans le meilleur des mondes ou non. Il y a beaucoup d’œuvres, comme Hunger Games qui l’abordent. Je ne pense pas qu’un monde sans drogue soit souhaitable parce que, finalement, c’est quasiment indissociable de l’activité humaine. Certains gouvernements ont essayé de l’éradiquer, et on voit bien que ça ne marche pas. Donc je ne pense pas que ça soit la solution.
Moi, j’ai un discours médical vis-à-vis des substances, mais il y a autre chose autour des substances, d’autres discours que je peux entendre même si je ne les partage pas forcément. Après l’idée, c’est surtout un monde sans mal-être est souhaitable. En tout cas un monde dans lequel on aurait des réponses vis-à-vis des mal-être parce que c’est de là que viennent les problèmes d’addiction, c’est là que s’installe et s’enracine la dépendance.
Donc finalement, plutôt que de faire la guerre aux produits, même si la question de la légalisation est intéressante, c’est une question vaste qui entrecoupe pleins de problématiques différentes dans différents registres. Mais c’est sûr que ce n’est pas une solution parce que légaliser un produit qui est mortel et addictif, moi en tant que médecin, ce n’est pas quelque chose qui me paraît génial. Mais l’interdire, on voit bien que ça ne fonctionne pas très bien. Par contre, se dire qu’un ado qui va mal et que la seule solution qu’il va trouver va être le cannabis, c’est quelque chose contre lequel j’aimerais qu’on lutte de manière plus active et efficace.

 

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